15/07/2015

Défaite de la langue, défaite de la pensée politique par Alain Bentolila

[Article paru dans Marianne daté du 2 juillet. J'ai rajouté les liens.]
Lorsqu'un responsable politique renonce à transmettre, avec distance et rigueur, des analyses sérieuses et des propositions réfléchies pour s'abandonner à la parodie médiocre, aux allusions nauséabondes et aux mots d'ordre, il contribue au délitement de l'intelligence collective. Les Français détestent que leurs hommes politiques singent un langage qu'ils croient populaire. Ils savent détecter toute la démagogie et tout le mépris que révèlent des choix linguistiques réduits, censés être adaptés à leur niveau supposé.
Dès l'instant où la communication devient trop difficile, dès l'instant où l'autre manifeste son désaccord, le populiste est à court d'explication, d'analyse et d'argumentation et se laisse aller à l'insulte et à l'anathème. C'est ainsi que notre ancien président, comme notre actuel Premier ministre, au lieu de respectivement combattre ou défendre la réforme des programmes scolaires sur la base d'une analyse critique ferme et juste, s'en prennent l'un à « l'infinie médiocrité de la ministre de l'Education », l'autre au« cynisme honteux d'intellectuels réactionnaires ».
Le populiste ne reçoit pas le désaccord ou la contradiction comme un message qu'il devrait se donner le temps et la peine de décrypter, d'interpréter et surtout auquel il lui faudrait apporter une réponse respectueuse et audible. Il applique la règle : « pas d'accord » = « médiocre », « menteur » et même « pauvre con ! » ou « facho ! ». Il vilipende ainsi ses opposants bien sûr, mais aussi ses amis politiques qu'il fera huer pour mieux goûter les applaudissements de ses propres zélateurs. De tels comportements sont en politique le pire des renoncements.
Alors que la parole politique devrait s'inscrire dans un dialogue exigeant sans s'y pervertir, elle ne sert souvent qu'à donner une illusion de vie à un pantin populiste qui s'agite sur les tréteaux en ayant perdu la conscience de ce qu'il dit, de ce qu'il veut et de Ne nous étonnons pas que plus de la moitié de nos concitoyens ne prennent plus part à la vie politique. C'est le vide terrifiant de la parole et de la pensée politique qui les décourage et les humilie.ce qu'il est. Il a oublié ce qui fait un homme ou une femme d'Etat : la volonté de rassembler au-delà de son cercle d'affidés, le courage de s'adresser à ceux qui ne pensent pas comme lui, qui n'ont pas les mêmes convictions, non pas pour les séduire, mais pour se faire comprendre au plus juste et les comprendre au mieux. Le discours populiste est aujourd'hui asservi au bricolage d'une image jamais achevée d'un homme dont la personnalité se dilue à force d'inconstance, dont les mots se défont à force de reniements. Cet affront fait au verbe et à l'intelligence a eu pour effet, depuis des décennies, de confier l'essentiel de l'action politique à un quarteron de conseillers en communication, fils ou petits-fils de pub, qui ont les uns après les autres convaincu des prétendants crédules et fragiles qu'ils pouvaient les faire naître tous les matins avec une personnalité renouvelée, façonnée par un nouveau discours.
Dans la bataille électorale que certains ont décidé de lancer précocement, quels seront les hommes d'Etat capables de parler à ceux qu'ils n'aiment pas - et qui le leur rendent bien - en refusant un instant, un instant seulement, la tentation délicieuse du refus de l'autre ? Quels sont ceux qui sauront dire aux parents ce qu'ils comptent faire dès l'enfance pour que le développement de leurs enfants ne soit pas abîmé ? Dire le soin qu'ils prendront de leur formation intellectuelle et morale ? Dire le souci qu'ils auront de les préparer à une heureuse insertion sociale et professionnelle ?
Ne nous étonnons pas que plus de la moitié de nos concitoyens, certes parfois ponctuellement séduits par l'excès ou le pittoresque du comportement populiste, ne prennent plus part à la vie politique. Ce n'est pas tant le doute sur la vérité de ce qu'on leur dit ni les soupçons sur l'honnêteté de ceux qui leur parlent qui motivent ce désamour ; c'est bien plus le vide terrifiant de la parole et de la pensée politique qui les décourage et les humilie.

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