05/09/2015

La Démocratie Agile est le seul moyen d'éliminer le Bug de Talleyrand


Alain Souloumiac, expert législatif européen, a diffusé un article intéressant le 30 mars 2015: "l'énorme bug de Talleyrand". J'en cite ici de larges extraits. Cependant, je pense que cet article ne va pas assez loin dans la perception des raisons et des conséquences politiques, après avoir établi un constat du déficit démocratique européen, et de sa dérive autocratique. Car il faut commencer par le début: comment sont créées les directives européennes? Par une absence totale de l'intervention des citoyens à la Commission Européenne. Leurs représentants au Parlement sont assaillis par les lobbies industriels et sous surveillance et pression constante des agences de renseignement. De plus le bug ne s'applique pas qu'aux transpositions des directives européennes. C'est l'ensemble des lois nationales, y compris la constitution, qui sont faillibles.

 Le seul moyen d'éliminer le bug de Talleyrand c'est d'utiliser les ressorts et principes de la démocratie Agile
"Une fois identifié, le Bug peut être prévenu et réduit de sorte que l’administration de la cité puisse exécuter les lois d’une façon plus appropriée, retrouver la force et la pertinence que son action requiert" : oui, et cela ne pourra se réaliser que grâce à la démocratie Agile. Parce que toute autre tentative, pas plus que les précédentes, ne seront suivies d’effets positifs soutenus.

La crise qui agite aujourd’hui l’Europe est avant tout une crise de gouvernance. Pour une part essentielle, elle est liée au « Bug de Talleyrand ». Le nom donné à ce Bug s’inspire d’une phrase célèbre attribuée au grand Ministre du Congrès de Vienne : « Les lois, elles, on peut les violer sans qu’elles crient ». Dans l’art de gouverner, on accepte souvent de blanchir les princes en considérant que ce qui compte vraiment, c’est le résultat final. La manipulation des instruments souverains de l’Etat fait partie des moyens dont les gouvernants ont l’usage pour servir telles ou telles causes que leur bon plaisir agrée ; causes que les historiens ne parviennent parfois plus ensuite à décrypter, à travers les mémoires, préambules et conférences de presse dans lesquels leurs auteurs les ont enveloppées. C’est sans doute une des raisons qui explique que le Bug de Talleyrand n’ait pas été plus souvent dénoncé jusqu’à présent pour ce qu’il est réellement : une faute de gouvernement. 
Dans le monde global où nous sommes, les lois nationales entrent en concurrence les unes avec les autres pour attirer vers elles les investissements et les richesses. Dans la planète village où nous vivons, la qualité de la gouvernance influence d’une manière perceptible sur la qualité de vie d’une société donnée. Les désavantages résultant d’une mauvaise loi qui affecte un Etat sont également connus avec plus de précision. La maxime de Montesquieu, selon laquelle : « La loi ne doit pas être bonne parce qu’elle est loi ; la loi doit être loi parce qu’elle est bonne », prend alors tout son sens.
[Ce à quoi Demba, imam de Kerpala, Sénégal avait répondu :
"C'est bien de faire une bonne loi, mais une loi ne suffit pas, car elle ne vient pas dans ta maison pour discuter avec toi.
(Des Racines et des Ailes - reportage du 13 octobre 1999)]
Le courant démocratique qui a imprégné les traités internationaux postérieurs à la seconde guerre mondiale [...] donnent aux citoyens de nouveaux moyens pour faire valoir leurs droits, même lorsque les intérêts des dirigeants sont en cause. Les nécessités communes et les bonnes pratiques qui devraient s’imposer aux gouvernements des nations sont désormais mieux connues. Les gouvernements souverains ne décident plus seuls. Les lois créent désormais pour eux autant d’obligations que pour leurs administrés. Voire plus, compte-tenu de l’étendue des conséquences attachées à leurs décisions.

La doctrine de la transposition floue
Dans le monde global, la plupart des lois et règlements est issue de régulations globales ou du droit comparé.

Dans les recommandations qui ont permis d’édifier les Communautés européennes, « Seul, d’après Jean Monnet, comptait le résultat ». A cette époque pionnière, les Etats membres étaient libres de choisir les moyens d’atteindre le résultat demandé par une recommandation de la Commission. Il s’agissait de produire un minimum de convergence, en se gardant de recourir aux concepts de loi ou d’instruction, afin de ne pas froisser les intérêts souverains des gouvernements et de laisser ainsi libre cours à l’ingénierie politique.

On retrouve une part de cet esprit dans l’article 288 (3) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui dit, à propos de la recommandation, devenue depuis directive : « La directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. »

A partir de cette règle, un courant casuiste a élaboré la doctrine de la transposition floue. Selon cette doctrine, les Etats membres peuvent appliquer les directives européennes comme ils l’entendent, pour autant qu’ils s’efforcent de suivre les intentions des auteurs.

Cette interprétation explique l’absence de rigueur qui prévaut dans la mise en œuvre de ces textes pourtant revêtus de l’auctoritas des institutions européennes. Un écho extrême du modèle de la transposition floue se trouve dans différents guides d’harmonisation qui président aujourd’hui à la transposition dans les pays associés et candidats :

. « L'État qui met en œuvre ce projet de législation ne doit pas répéter verbatim la législation de l'UE, ni en suivre la structure ».
. « L’objet de l’harmonisation n’est pas une transposition mécanique des actes européens qui détruirait le système légal intérieur et les traditions et méthodes de rédaction qui DOIVENT être respectés. »
. « Il y a trois méthodes professionnelles et légalement correctes d’harmonisation que l’on peut aussi combiner ou compléter : 1. La méthode correcte et détaillée de transposition avec des réécritures partielles. 2. La transposition littérale avec la méthode couper-coller. 3. La transposition avec seulement une référence à certaines parties de l’acte européen ».

Malgré la transformation du marché commun, devenu marché unique, cette doctrine continue d’être pratiquée par plusieurs Etats européens : on harmonise les législations nationales au mieux des intérêts dits-nationaux, en s’abritant derrière la Culture Propre à sa Nation et le résultat, qu’on invente comme celui attendu par la directive, au prix parfois de dénaturations profondes.

[...]

La « valise diplomatique », avec ses attributs d’immunité auxquels souscrit parfois la presse bien-pensante, permet souvent de dissimuler ce type de bugs. On mesure l’intérêt national à l’aune des sondages, produit des images orchestrées par la classe politique elle-même ; comme ce fut le cas, par exemple, pour la directive Bolkestein. On refuse de s’interroger sur la pertinence et les conséquences du message colporté.

C’est ainsi que, même sans le vouloir tout à fait consciemment, certains Etats boguent le fonctionnement des microprogrammes que portent les directives de l’Union européenne pour organiser l’économie et l’environnement. Les gouvernants défont la nuit dans leurs capitales respectives les structures pour le marché unique qu’ils tissent le jour à Bruxelles. L’accent est mis sur la reformulation des directives, suivant le contexte spécifique de la culture nationale alors que, la qualité et le niveau d’exécution (mise en œuvre, recherche développement, formation, information, incitation, surveillance, rôle des parties prenantes, sanction..), qui seuls comptent véritablement, sont à peine abordés. 
On s’étonne que les titres toxiques d’outre-Atlantique aient pu être librement importés dans la période qui a précédé le démarrage de la crise. Les banquiers connaissaient pourtant les faiblesses de ces titres. L’exigence d’information des épargnants les obligeait à rendre ces informations publiques. La surveillance du marché prévue par la directive sur les OPCVM aurait dû amener les autorités à contrer l’attractivité des gains et prévenir la circulation des titres en question. 
L’apparition du Bug
Pour se maintenir et prospérer, le Bug de Talleyrand suppose qu’il n’y ait pas de transparence, que les sujets lésés ne disposent d’aucun recours efficace, que la doctrine casuiste soit admise par les constitutions et les cours supérieures et que le hasard et la fatalité tiennent lieu d’explication. Or, tel est de moins en moins le cas : les conditions d’obscurité et de silence permettant aux gouvernements de violer les directives sans qu’elles crient sont de moins en moins remplies et les recours en indemnité se multiplient. Le Bug de Talleyrand devient plus apparent à mesure que se développe la traçabilité numérique, qui permet de remonter aux sources, d’identifier les fautes, les responsables et d’estimer l’étendue des préjudices.

L’entrée en vigueur du Traité sur l’acte unique, le 1er juillet 1987, a permis la disparition des frontières grâce à la mise en œuvre d’exigences communes à tous les Etats pour la libre circulation des produits et services. Comme une grande partie de ces exigences essentielles est appliquée via les standards harmonisés du CEN-CENELEC, de l’ETSI et l’ISO, le marché unique a pu, malgré tout, fonctionner.

L’existence d’unicité ne s’applique cependant pas qu’aux seuls standards. Elle s’applique aussi et avant tout aux lois et règlements qui transposent les directives. C’est justement là que réside le « résultat à atteindre » dont parle l’article 288 (3). Chaque citoyen européen doit pouvoir retrouver dans chaque Etat de l’Union un droit coordonné qui lui est familier parce qu’il puise aux mêmes sources que son droit national. Seuls la forme et les moyens adoptés pour la mise en œuvre restent une responsabilité de la compétence nationale. La manière dont cette compétence est exercée détermine la qualité de l’application nationale.

Si les Etats membres ne promulguent pas un texte uniforme et s’ils ne concentrent pas leur attention, comme le demandent les directives, sur les moyens de mise en œuvre, le marché unique fonctionnera de manière imparfaite ; c’est hélas malheureusement le cas aujourd’hui, dans beaucoup de domaines.

Dans son rapport de 2007, le Conseil d’Etat rappelle que les traités européens obligent la France à reprendre verbatim toutes les dispositions relatives aux moyens normatifs. L’exigence de transposition uniforme concerne en particulier le domaine d’application, les définitions et les principes – à l’opposé des moyens de mise en œuvre dont l’efficacité repose pour une part dominante sur la participation des parties prenantes nationales.

Selon le Conseil d’Etat, le Bug de Talleyrand est non seulement illégal, 
il est i n c o n s t i t u t i o n n e l. 
La doctrine casuiste conserve cependant les faveurs de bon nombre de membres du cercle des hauts dirigeants dont elle préserve les marges de décision et qui n’hésitent pas l’alléguer haut et fort. Il arrive malheureusement aussi que cette interprétation abrite des pratiques clientélistes peu avouables. Ses conséquences pour l’économie et l’environnement européens sont extrêmement dommageables. Les intérêts, qui sont défendus dans les couloirs des Cabinets ministériels, ne jouent pas toujours en faveur de la société civile de l’Etat concerné. La majorité des parties prenantes et des managers du secteur privé est généralement hostile à ces pratiques abusives et déloyales.
Les cris provoqués par la violence faite aux lois européennes n’ont cessé de croitre ; particulièrement en France. A la veille de sa Présidence de l’Union Européenne, le Président de la République s’en est ému. Lors du Conseil des ministres de mars 2008, il a lancé un appel pour que « la France devienne exemplaire en matière de transposition des directives européennes ».

Bilan du Bug
Les propositions positives élaborées et soumises en réponse à cet appel ont été étouffées. Trois ans plus tard, à nouveau, le Ministre français des affaires européennes a pris des mesures pour endiguer les dommages de la doctrine. Afin de diminuer le montant des amendes infligés à la France par les tribunaux, qui atteignaient à l’époque les 90 millions d’euros, « il a annoncé la mise en place d’un groupe de travail » (Voir l’article paru dans EurActiv sous le titre « La France ne veut plus être le cancre de la transposition » et dont les 12 commentaires, pourtant informatifs, ont depuis été effacés).

Pas plus que les précédentes, ces mesures « incantatoires » n’ont été suivies d’effets.

Les directives ne sont souvent pas appliquées correctement. L’Union européenne manque de cohérence. [...] 
L’énormité du Bug
L’énormité du Bug tient à son pouvoir de nuisance.

L’adhésion au marché unique en 1993 de l’Autriche, de la Finlande, de l’Islande, du Lichtenstein, de la Norvège et de la Suède n’a pratiquement rien coûté à l’Union européenne. Elle a été réalisée en 12 mois seulement, grâce une méthode claire et rigoureuse et au contrôle efficace de conformité organisé par l’AELE. Ce contrôle était déjà très poussé à l’époque, à la différence de celui actuellement mis en œuvre par la Commission européenne.

Le Bug de Talleyrand est si solidement ancré dans les têtes de nos gouvernements qu’ils ont refusé d’appliquer cette nouvelle méthode au grand élargissement qui a succédé à la fondation de l’Espace Economique Européen. C’est le principe de la vieille méthode, dite de la transposition floue, qui a été appliqué pour la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie. La procédure s’est étalée sur plus de 12 années et a coûté plus de 60 milliards d’euros au budget de l’UE (1993-2005-7).

[...]

L’intérêt du Bug est qu’il peut être tracé, circonscrit et éliminé - à condition que les autorités responsables le décident. [...]
[les citoyens sont l'autorité responsable suprême quand ils sont animés par la Démocratie Agile]
Gouverner c’est choisir. C’est énoncer les exigences de la collectivité et mettre en œuvre les moyens pour les satisfaire. Avec le Bug, un gouvernement « normal » devient impossible. L’application d’aucune loi n’est garantie avec certitude : face à la crise, plutôt que de relancer l’investissement par des protections et des exigences appropriées, nos gouvernements continuent à satisfaire leurs clientèles à coup de déficits, qui sont de plus en plus abyssaux et qui sont maintenant financés par de la fausse monnaie. Aucune justice ne peut et ne pourra entériner ces développements du Bug de Talleyrand, qui, nous le savons pertinemment, conduisent à la guerre.

L’énormité du Bug de Talleyrand réside en ce qu’il trahit tout à la fois le sens du travail humain, la protection de la planète et la paix des nations. Dans l’état de droit, il n’y pas de place pour la casuistique, fut-elle « souveraine ». La seule souveraineté recevable est celle de la liberté et certainement pas le bon plaisir du ministre ou la faveur du fonctionnaire en place.

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Il importe que chaque citoyen et que chaque citoyenne demandent des comptes à ses gouvernants, comme le contrat social les y autorise. Qu’ils utilisent la liberté de la presse pour informer leurs concitoyens et concitoyennes de la réalité du Bug chaque fois qu’ils ou elles le rencontrent et qu’ils ou elles lancent tous les recours nécessaires pour faire cesser au plus vite ce virus qui trompe, bloque et désagrège la société civile. 

Il faudra sans doute, comme s’y préparent certains dès aujourd’hui, que les parlements nationaux votent les lois nécessaires pour que le passé fâcheux, déjà enregistré et progressivement mis à jour, puisse être apuré dans des conditions honorables.
[en utilisant les principes de la Démocratie Agile.]
Ainsi, il est permis d’espérer que les peuples, retrouvant la confiance indispensable à la mise en œuvre harmonieuse du contrat social, engagent avec force les innovations que les nouvelles exigences sociétales du monde requièrent et marchent avec courage, cohérence et convergence sur les immenses routes [ouvertes] à la création et au travail humain.